P. Bihouix – L’âge des low tech : vers une civilisation techniquement soutenable

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L’auteur propose de s’orienter vers une société basée sur des technologies plus rudes, plus basiques, moins performantes mais avant tout plus économes en ressources et maîtrisables localement. Mais ce texte de technicien occulte la question politique. C’est bien là sa limite. Son intérêt est de cerner l’approche de la technologie dans le cadre de la décroissance choisie en précisant ce nouveau concept : « les low-tech ».

L’ouvrage dense de Philippe Bihouix nous entraîne dans un travail entrepris à partir de son questionnement d’ingénieur centralien sur les pénuries de ressources et sur un constat évident d’échec de ce que les partisans de la « croissance verte » nous ressassent sans cesse : la « transition écologique ». Car connues par qui veut s’informer, les pénuries montrent aujourd’hui leurs réalités et leurs conséquences, déjà dramatiques dans le court terme. Quant à la « transition écologique » elle ferme le ban avec une accumulation colossale de déchets, une usure et une artificialisation des sols, une concentration des ressources aux mains d’une petite minorité de la population mondiale et un extractivisme qui n’a jamais été aussi forcené. L’auteur propose de s’orienter très vite vers une société basée sur des technologies plus rudes, plus basiques, moins performantes mais avant tout plus économes en ressources et maîtrisables localement. Face à la démesure mortelle de l’anthropocène, il propose une voie de sortie qui refuse la crise globale, qui refuse l’inévitable guerre de tous contre tous engendrée par notre société, et cette voie permettrait même, selon lui, d’éviter l’effondrement. D’emblée, il fait un constat simple, clair, évident : l’époque des ingénieurs « thaumaturges », des « faiseurs de miracles », cette époque est terminée. Mais c’est bien l’époque de Philippe Bihouix, un ingénieur lui aussi. Il cherche des solutions à de gros problèmes et veut rester, me semble-t-il, d’une certaine façon, optimiste, sinon « positif », comme on aime tant à se désigner ainsi dans le monde de l’entreprise. Ce grand technicien se bercerait-il d’illusions ? C’est donc l’heure du « peak all » : si comme on le sait, le pic du pétrole conventionnel est déjà passé, arrivent plus ou moins vite aujourd’hui les pics des autres énergies fossiles et des différents métaux, sur lesquels a déjà travaillé l’auteur (1). Nous guette aussi le pic du phosphore, encore moins médiatisé que les autres mais dont la survenue actera la fin de l’agriculture industrielle c’est-à-dire actera la fin du modèle agricole dominant du monde d’aujourd’hui. Le constat pourrait être déprimant si les hommes ne savaient pas s’adapter. C’est-à-dire, suivons l’idée de l’auteur, qui garde cette carte avec lui, si les hommes n’avaient pas les « low-tech » ! Par le passé, pour sortir des pénuries auxquelles ils furent toujours peu ou prou confrontés dans l’histoire, les hommes ont pu, selon Bihouix, utiliser trois moyens (plus un quatrième, dont l’auteur ne parle pas : la guerre ) : le nomadisme- c’est-à-dire migrer, le commerce – échanger- et enfin, ce dont les libéraux nous parlent tant, l’innovation c’est-à-dire trouver un moyen de produire les ressources déclinantes à partir d’autres ressources. Cette troisième voie de sortie, l’innovation, coûte, comme toute transformation d’état, de l’énergie, et comme la planète est épuisée, cette possibilité s’étiole tout comme du reste va inévitablement s’étioler le commerce, surtout sur les longues distances, car si tout manque que nous restera-il à échanger, d’autant que les transports nécessitent de l’énergie ! Il ne resterait à l’Homme que la très hypothétique migration vers une planète extra-terrestre mais là encore l’épuisement des ressources arrive avant qu’un saut qualitatif technologique ne puisse se faire et propulser l’Homme dans l’espace intergalactique : c’est de la science-fiction et c’est un thème dont s’est emparé souvent le cinéma, nous noterons en particulier le récent et très marquant Interstellar des frères Nolan. Jusqu’à nos jours, l’ensemble du système technique (culturellement associé à un système moral qu’il modifiait à mesure) a toujours répondu aux risques de pénurie pour l’ensemble des ressources. Le prix en a été cette fuite en avant dans la consommation d’énergie et dans la technologie, une fuite en avant toujours liée à une augmentation de la consommation d’autres ressources avec « l’effet rebond », démontré dès 1865 par l’économiste anglais William Stanley Jevons (2). Ainsi dans l’histoire, y a-t-il eu une accélération permanente entre des nouvelles pénuries et de nouvelles solutions pour y répondre (en créant elles-mêmes de nouveaux besoins et de nouvelles pénuries). Mais la course est finie : les « high-tech » qui appartiennent au monde de la croissance (dite) « verte » et du développement « durable » (un bel oxymore !) ne peuvent plus répondre à ces pénuries aujourd’hui.

Il ne reste pour l’auteur qu’une voie rationnelle : appliquer une « écologie de la demande », basée sur les « basses technologies » (ou « low-tech ») c’est-à-dire choisir une autre voie- d’autres que lui parleraient de « pas de côté ». Une voie qui est donc celle de la « décroissance choisie » qu’il oppose, et il n’est pas le seul (3), à l’écologie « obligée » de notre monde en cours, à l’écologie de « la croissance verte » ou du « développement durable », c’est-à-dire l’écologie « de l’offre » dans laquelle nous baignons.

Par exemple, le développement durable installe un champ d’éoliennes ou de panneaux solaires (« high tech » avec des métaux rares et des outils difficilement recyclables en fin de course) pour continuer à faire tourner le système (ex : nombreux panneaux publicitaires énergivores, chauffage, voire climatisation…) alors qu’une écologie « de la demande » de la décroissance « choisie » s’interroge sur le sens de la pub (et propose de la supprimer ) et du chauffage ( on peut utiliser le solaire « passif », avec une technique très simple, pour récupérer de la chaleur : on isole, si l’on peut, mais on peut surtout mettre un pull… ).
Philippe Bihouix nous montre des leurres de ce développement durable et bien des « miroirs aux alouettes ». Par exemple, les nouvelles technologies ont un aspect bien matériel que l’auteur nous rappelle : ainsi, le numérique n’a vraiment rien de virtuel. Pensons au contenu métallique des téléphones, des ordinateurs, des serveurs, métaux pour la plupart très mal recyclés, pensons aux antennes et équipements de transmission, aux câbles transocéaniques que l’on continue d’installer aujourd’hui alors que la capacité disponible est déjà énorme, pour suivre ou anticiper la croissance du trafic. Pensons à tous ces déchets métalliques non recyclables qui finissent en Afrique dans les poubelles à ciel ouvert du Ghana.
Il insiste, avec de nombreux exemples, sur la face sombre du développement de l’électronique et de l’informatique (avec internet) : consommation de ressources et d’énergie bien sûr, mais aussi déchets engendrés bien réels et des impacts sociaux très négatifs de l’interconnectivité, de la technodépendance et de l’atomisation de la société. Il pointe l’impact cognitif sur les enfants (pour les apprentissages par exemple), la saturation des services à utilité « nulle » voire négatifs comme la pub sur le net, les spams, la multiplication des virus, les question sanitaires du WIFI (avec un impact non évalué d’une exposition permanente aux Ondes ElectroMagnétiques), les stratégies de prises de contrôle et de concentration toujours plus grandes des grands groupes d’internet et la surveillance généralisée. L’évolution prévisible est noire : obsolescence toujours plus grande des équipements, émergence du BIG DATA avec son corollaire : explosion des serveurs et des centres de données –très énergivores- internet des objets avec un monde entièrement pucé par RFID (radio frequencely identification device), un monde orwellien. Avec en prime, un usage évidemment complètement dispersif de métaux pour fabriquer chaque étiquette RFID jetable. Et les terminaux sont toujours plus complexes nécessitant toujours plus de ressources, toujours plus intégrés et miniaturisés, donc moins recyclables !…
Il continue son procès de la société mondialisée en rappelant que même la fibre optique en verre, pourtant tant vantée par l’industrie, n’apporte pas vraiment d’économie en ressources par rapport à la fibre de cuivre (même si le cuivre est en voie d’épuisement). C’est que le verre de la fibre optique n’est pas composé que de sable, il lui faut aussi des matériaux rares comme le germanium pour augmenter l’indice de réfraction et confiner la lumière dans la fibre, et il faut aussi du gallium pour l’électronique de haute fréquence. De plus, la consommation électrique de l’informatique et des télécoms augmente de manière exponentielle : hausse exponentielle par le nombre d’appareils, par leur consommation individuelle, par la multiplication des centres de données qui émettent tant de chaleur qu’il faut les refroidir, sans compter les besoins induits, comme le papier, la facilité à imprimer et l’accès à un nombre illimité de documents.

L’informatique est le domaine où l’hypothèse habituelle des ressources infinies de la planète est la plus flagrante. Un seul exemple technique mais révélateur le montre : les adresses IP (internet protocol), celles qui permettent d’identifier votre ordinateur ou mobile, passent maintenant sur un codage à 16 octets au lieu de 4 octets. Ce qui explose les capacités d’étiquetage : il y a potentiellement de quoi étiqueter chaque objet de la terre et même beaucoup plus : on peut affecter 667 millions de milliards d’adresses par millimètre carré de surface sur terre, océans compris, ce qui est assez pour chaque objet manufacturé et chaque être vivant. Nous sommes bien dans le domaine de la démesure. Pourtant, même en informatique, les limites physiques rattrapent la technologie. L’empirique « loi de Moore » qui veut que la capacité des microprocesseurs double tous les 18 mois ne marche plus, elle se heurte aux limites physiques du matériel. Mais les informaticiens font encore un pari pour augmenter la puissance des ordinateurs et tablent sur un futur « ordinateur quantique » dont la réalisation est bien improbable.
Pour Philippe Bihouix, nous devons nous dégager de ces chimères technologiques qui nous enferment dans la démesure et avant tout tâcher de réduire drastiquement et au plus vite la consommation de ressources/personne. Pas un militant de l’objection de croissance ne peut le reprendre sur ce point !

C’est d’autant plus évident avec le changement climatique : chaque tonne de carbone extraite se retrouve un jour ou l’autre dans l’atmosphère sous forme de CO2. La réduction de la consommation est indispensable pour freiner ce réchauffement. Si l’on veut limiter les rejets, on doit limiter l’extraction et donc, pour les pays non producteurs les importations et en dernière analyse, la consommation. Tous les décroissants sont d’accord avec vous, Monsieur Bihouix !

La relocalisation (3) est la pierre angulaire de cette baisse de la consommation. En produisant local, en limitant les transports, la consommation de pétrole diminue et donc diminuent d’autant les rejets de CO2. Produire local, avec des techniques simples, que l’on peut partager et donc, au sens d’Ivan Illich (4), des techniques conviviales, produire des objets que l’on peut partager, mutualiser, que l’on peut réparer facilement (par exemple dans l’habitat collectif). Des techniques que tout le monde peut maîtriser facilement au lieu d’être esclave de la technique.
L’enjeu est entre décroissance subie et décroissance choisie, car décroissance il y aura, au sens où nous devrons consommer moins pour la bonne et simple raison que nous sommes déjà sur le pic de certaines énergies fossiles (pétrole, et ce pic limite la croissance mondiale actuelle) et le pic de la plupart des métaux est pour bientôt. Il s’agit d’éviter que cela ne se passe « à la trique », bien entendu.

Les « low-tech », à proprement parler, concernent plutôt des orientations et des principes généraux que des « technologies » au sens strict. Elles se fondent sur le renoncement réfléchi à l’espoir d’une sortie « vers le haut », basée sur des percées technologiques à venir. Encore une fois, ces « low-tech » visent à diminuer considérablement le prélèvement des ressources. Il s’agit aussi d’orienter les savoirs et les formations vers l’économie de ressources, il s’agit bien de faire « moins » (premier principe des « low tech ») et « plus durable » (deuxième principe). Mais il ne s’agit pas de tourner le dos au savoir et à une certaine innovation : la voie de la décroissance « choisie » n’est pas un obscurantisme ! Il faudra des savoirs et de la recherche mais ils devront être orientés vers des finalités très différentes de celles d’aujourd’hui.
La question agricole est vitale pour les années qui viennent. Tout le monde en conviendra. Si l’agriculture aujourd’hui est essentiellement agro-industrielle, si elle est tournée vers la productivité, il n’empêche que l’agriculture biologique, la permaculture et l’agroécologie ont des rendements qui sont au moins égaux, voire supérieurs à cette agriculture industrielle ! Le rendement concerne la production à l’hectare et la productivité, la production par agriculteur. Ainsi, si l’agriculture industrielle produit en même ordre de grandeur que l’agriculture traditionnelle elle le fait avec considérablement moins d’hommes car il y a beaucoup d’intrants agricoles : pesticides, engrais, force mécanique des machines et donc des carburants… dans cette agriculture industrielle, les sols sont si maltraités qu’ils sont aujourd’hui biologiquement morts dans des campagnes en voie de désertification. Les OGM participent de cette agriculture et c’est bien contre tout un monde que se battent certains paysans. L’exemple des combats contre Monsanto est emblématique.
Mais Philippe Bihouix évite la question politique et les conflits inévitables, c’est bien là une limite majeure de son travail. Le fil se perd dans sa démonstration : le système technicien ne va pas se réformer de lui-même. Il y aura des conflits, il y a des intérêts de classes, des lobbies qui sont près à aller très loin dans la défense de certains intérêts mais la formation et la grille d’analyse de l’auteur- ou encore pourrait-on sans doute dire sa coloration « apolitique » -ne l’amène pas à poser les questions qui cliveraient son lectorat ou des décideurs prêts à l’écouter.
Ainsi conçoit-il des changements directeurs dans la société en cours : pour lui, démécaniser l’agriculture tout de suite n’est pas utopique. C’est que, nous dit-il, le montant des aides agricoles est tel qu’il suffirait de les orienter de manière adéquate pour compenser le coût du travail humain, faciliter les installations, orienter les SAFER (sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural) vers le découpage de parcelles plutôt que vers les concentrations, préserver les terres agricoles (qui sont les meilleures) près des villes… idéalement, l’auteur pense que nous en profiterions pour faciliter la transition vers l’agriculture biologique, mais même le conventionnel ou le « raisonné » serait largement moins consommateur d’intrants – et les produits finaux sont moins chargés en molécules cancérigènes dans un tel système. Mais quid des rapports de forces et des inerties inévitables ? Il parle d’orientation et de schéma directeur : la question des luttes et de l’écologie sociale n’est pas effleurée.

Pour conclure son essai, Philippe Bihouix esquisse les « sept commandements » des « low tech », à titre très indicatif un peu comme Serge Latouche (5), qui indiquait les 8 commandements de la « décroissance heureuse » (les 8R) :
1. Remettre en cause les besoins ;
2. Concevoir et produire réellement durable, se souvenir que tout a un impact ;
3. Orienter le savoir vers une économie de ressources. Chercher et transmettre, s’inspirer de l’acquis, des savoirs anciens ;
4. Rechercher l’équilibre entre performance et convivialité : concevoir moins performant, savoir se contenter de moins beau et moins neuf ;
5. Relocaliser sans perdre les effets d’échelle. Relocaliser « au bon niveau » : principe de subsidiarité ;
6. « démachiniser » les services. Remplacer avec précaution l’homme par la machine ;
7. Savoir rester modeste : on ne peut tout maîtriser, c’est vrai aussi d’une transition vers un monde de basses technologies. Tout est désormais si systémique : la route n’est pas évidente. Essayer de garder un cap avec des objectifs clairs.

Sept commandements mais il s’agit bien d’esquisses et nous devons rester modestes. En travaillant pour l’avenir avec les « low-tech » dans ce monde en effondrement mais sans oublier les luttes inévitables et cette écologie qui est aussi sociale.

Ref :
1) Benoit de Guillebon et Philippe Bihouix : Quel futur pour les métaux, ed. EDP « sciences » 2010

2) A propos de Jevons, on sait depuis cet auteur qu’à mesure que les améliorations technologiques augmentent l’efficacité avec laquelle une ressource est employée, la consommation totale de cette ressource peut augmenter au lieu de diminuer. Ce paradoxe implique en particulier que l’introduction de technologies plus efficaces en matière d’énergie peut, dans l’agrégat de la production, augmenter la consommation totale de l’énergie. Par exemple, on conçoit des moteurs avec de meilleurs rendements énergétiques mais on en construira davantage, il y aura plus de voitures et donc la consommation augmentera.

3) On peut citer l’ensemble des auteurs actuels de la décroissance dont Jean-Luc Pasquinet : Relocaliser pour une société démocratique et antiproductiviste, éditions Libre et Solidaire, 2016.

4) Ivan Illich : La convivialité, Seuil coll. »point », 1975

5) Serge Latouche : Le pari de la décroissance, Fayard, 2007

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